Toujours fasciné par la justesse virtuose de ce marbre à chaque visite à Orsay, on voit, on sent les doigts qui pressent la chair, les plis fatigués, la stature voûtée par l’âge et la lassitude profonde, mais aussi la tendresse et l’abandon d’un père, Œdipe, pour sa fille, Antigone. Éblouissement devant la perfection de ces corps, idéalisés, sublimés par les canons antiques et la performance de l’artiste.
Voici ce qu’en dit le musée :

Sculpteur utilisant le répertoire d'école, Hugues, comme tous les artistes traditionnels de sa génération, a décliné à plaisir le corps humain. Œdipe appartient à ce registre, mais aussi aux grands sujets tirés de l'histoire antique. Il est prétexte à des jeux d'anatomie, et cite presque textuellement Homère :

"Nous voici sous les oliviers de Colone, à la première scène de la tragédie.
- Assieds-moi sur une roche, dit Oedipe, et garde ton père aveugle.
- Depuis le temps que je remplis ce devoir, répond tristement Antigone,
je n'ai plus à l'apprendre.

Et pour persuader son père qu'il n'y a aucune amertume dans ces paroles, la jeune fille s'assied près de lui et appuie doucement la tête contre son épaule. Oedipe passe son bras autour du corps d'Antigone, qui regarde l'aveugle avec une adorable expression de tendre tristesse".

Jouant ici sur le contraste entre Oedipe, dont l'épiderme est plissé par l'âge, et Antigone, il se situe à égale distance entre les nudités féminines gracieuses et les compositions athlétiques, en donnant toute la place à l'expression de la souffrance et de la résignation. L'extrême vérisme du torse indisposait les critiques qui reprochaient à Hugues de s'être plus préoccupé de la vérité que du style.

Jean Hugues

Œdipe à Colonne

Marbre, 1882

MIRO. Le feu intérieur. Doc d’Albert Solé. (ARTE)

C’est bon de changer d’avis. Cet excellent doc comble en partie le gouffre d’ignorance me qui tenait lieu d’opinion sur Joan Miro. La faute à cet « art commercial facile et banalisé par la critique mondiale » comme l’évoque son petit-fils qui entretient le culte et l’œuvre du maître catalan ? C’est l’effet marque, l’identification immédiate, un logo. Les séries géniales « Constellations », « Barcelone », les toiles brûlées, les céramiques, les sculptures, les tapisseries géantes, les milliers de tableaux et de dessins forment une œuvre énorme : Miro n’arrêtait jamais de peindre, 7h-12h puis 15h-20 h, à l’instinct, dans une quête poétique qui, avec l’âge, tend vers l’ascèse, des tableaux blancs traversés par une ligne noire. Curieux aussi de voir un feu intérieur dans ce petit corps engoncé dans un costume bourgeois, un papy discret à l’extérieur, une « bombe » à l’intérieur comme le souligne le membre d’une compagnie de théâtre qui a mis en scène un délire de Miro, présenté dans le prestigieux théâtre Liceo de Barcelone. Le peintre traîne un peu avec le surréalisme mais, comme tant d’autres, ne supporte pas la tyrannie de Breton. Picasso, de 10 ans son aîné, reste un ami malgré (ou à cause de) la différence de caractère et de vie. Miro a un immense succès mais il explore encore, allant jusqu’à brûler en partie ses toiles pour ensuite les exposer. Il s’éclate aux côtés d’artistes et d’artisans qui témoignent de son énergie constante et de ses audaces. De nombreuses archives montrent le peintre à l’œuvre, on voit la technique, le travail, le sens avec, en filigrane, la douloureuse histoire espagnole, 3 ans de guerre civile, 35 ans de dictature que Miro tente d’oublier dans une activité frénétique dans son atelier à Majorque. Recommandé !

Compte-rendu de la conférence sur Francis Bacon, de Céline Laurière à la Fondation Bemberg (10/11/18, www.fondation-bemberg.fr)

Le style de Francis Bacon (1909-1992) est immédiatement identifiable par sa peinture figurative torturée dont émergent 3 genres, le corps, le portrait, la crucifixion, qui déclinent les thèmes de la souffrance et de la violence. Des émotions éprouvées dès l’enfance du fait d’un père violent qui ne supporte pas son homosexualité, d’une maladie chronique (l’asthme) et des guerres (la 1e guerre mondiale et la guerre d’Irlande dont il est natif). Il quitte le domicile familiale à 16 ans avec sa nounou qui deviendra une 2de mère. Il s’installe à Londres comme designer et connaît un petit succès.

La conférencière invite à se détacher de cette biographie « lourde » mais elle y revient en fait régulièrement, notamment par le biais des amants, souvent présents dans les tableaux. Également par les inspirations : le cinéma surréaliste (Un chien andalou), soviétique (Le cuirassée Potemkine), les chronophotographies de Muybridge, Goya, Walter Sickert, les nus de Degas, les carcasses de boucherie, les photos de dictateurs vociférants et Velasquez dont Bacon reprend le célèbre portrait du pape Innocent X.

« En art, il n’y a rien de plus ennuyeux que l’illustration, dit Bacon. C’est à cela qu’il faut échapper. Il faut concentrer, ramasser au maximum la réalité. J’ai presque envie de dire qu’il faut arriver avec les images à ce que font les sténographes avec les mots, le signe en raccourci à la place de la phrase ».

La peinture de Bacon est frappante : je suis frappé. Par la perversité vigoureuse et la beauté des œuvres qui se succèdent sur l’écran de projection. Puissance, crudité, étrangeté des visages et des corps noués, déformés mais autre chose surgit au-delà des grimaces et des postures. La dualité, le masque, le secret, la vulgarité de notre état réduit à de la viande (qui peut le rapprocher de l’un de ses amis, Lucian Freud). Tout cela magnifié, souillé, bousculé par une vie de fêtard (de « débauche » dit la conférencière) qui n’empêche pas Bacon de travailler constamment. Et, malgré la reconnaissance internationale, de continuer à développer ses obsessions, jusqu’à sa mort à Madrid à l’âge de 83 ans.

“Second Version of Triptych”. (Tate)

Femme nue au chien, RMN-Grand Palais (Musée d’Orsay)

« COURBET. Une révolution érotique »

Thierry Savatier, éditions Bartillat, 2014

Pas la peine de tester la bêtise des puritains en publiant une reproduction de L’origine du monde. Ce serait également hors-sujet par rapport aux intentions de cet ouvrage qui ne consacre qu’un bref chapitre à ce tableau, ou plutôt, à sa réception. L’auteur y a d’ailleurs consacré un autre livre, « L’origine du monde, histoire d’un tableau de Gustave Courbet ». La révolution érotique évoquée concerne une œuvre bien plus vaste, du Sommeil aux diverses Baigneuse en passant par la Femme aux bas blancs ou la Femme à la vague.

En quoi consiste-t-elle ? À substituer aux muses et autres déesses idéalisées, des femmes bien réelles, bien en chairs, sensuelles, alanguies en des poses parfois provocantes avec un goût particulier pour le saphisme. Le réalisme contre l’académie (le pompier néo-antique).

« Il s’attacha, écrit Thierry Sabatier, à rendre à la femme une vérité naturelle que les conventions lui avaient dérobée en mettant au jour un corps inconvenant parce que dépourvu d’alibi thématique, d’intemporalité, de valeur rédemptrice et de perfection physique ».

Courbet savait également qu’en choquant le bourgeois, il s’assurait le scandale, donc une publicité excellente pour les affaires. La transgression de la morale n’est toutefois pas le seul critère de modernité. Au-delà de l’irrévérence, c’est surtout par le réalisme esthétique (tout comme, dans un autre registre, Un enterrement à Ornans) qu’il marque son époque. Et par le « lyrisme massif et rayonnant » (Élie Faure) que dégagent ces corps nus.

EXPO BASQUIAT/SCHIELE FONDATION LOUIS VUITTON 2018/2019

Forcément, le bâtiment en jette, monument auto-sacralisé par de nombreux croquis et maquettes de l’architecte Frank Gehry à l’intérieur. Le site du Jardin d’acclimatation forme un oxymore judicieux, faisant de la Fondation une créature mécanique colossale postée parmi les arbres. Plus qu’un musée, Bernard Arnault s’est offert une icône qui peut être aux années 2010 ce que fut le centre Pompidou aux années 1970. Enfin, on verra.

À l’intérieur, les œuvres de Jean-Michel Basquiat occupent une dizaine de salles contre 2 ou 3 pour Egon Schiele. La faute sans doute aux formats street art de l’Américain, beaucoup de panneaux de 2-3 mètres de côté, contre les petits dessins de l’Autrichien. Mais aussi peut-être à l’exaltation d’une modernité fantasmée, Basquiat, c’est quand même plus branché que Egon Schiele. Ses dessins : petits et éblouissants de style, de tranchant, celui d’un dessinateur immense par la capacité à résumer, par la justesse nerveuse du trait, par la danse noire entre éros (les nus) et thanatos (les portraits sévères, torturés). Du tragique, de la virtuosité, du désir qui se déclinent au fil des chefs-d’œuvre présentés dans cette expo, la 1re à Paris depuis 25 ans. C’est magnifique, ça l’aurait été encore plus avec plus d’espace, pour laisser respirer l’ensemble un peu compacté dans ces 2-3 salles.

Basquiat, en revanche, a droit au monumental caractéristique de l’art contemporain, des salles immenses, blanches, avec parfois 1 ou 2 œuvres par mur. Ça sent le temple avec de très grandes photos du peintre, jeune et beau, mort overdosé à 28 ans selon les canons de la mythologie rock’ roll. Je me demande ce qu’il ferait aujourd’hui, dans quelle direction il serait parti. Mais bon, ça ne me touche pas vraiment, l’impression de sacrifier à au rite du capital symbolique, de faire ses devoirs en allant voir l’une des figures imposées de la peinture, de cocher une case. Il me semble saisir l’intérêt historique, comment Basquiat a amené le street art dans les musées, le renouveau de la peinture américaine parrainé par Warhol, la cohérence dans la dynamique créatrice, etc. Je comprends, je ne ressens pas. Cela me fait penser à ce livre génial de Carl Wilson, « Let's talk about love. Pourquoi les autres ont-ils si mauvais goût ? », sur cette notion de capital symbolique, les paramètres du goût, l’estime de soi, l’arbitrage social. Basquiat et Schiele (à son époque) interrogent la norme, ce fameux bon goût que nous adorons étaler, vérifier et cultiver. Dans cette parfaite vitrine qu’est la Fondation Louis Vuitton.

La domestication de l'art

Le titre dit tout ou presque. La surbordination des artistes aux institutions, aux entreprises, aux marchands, aux collectionneurs, aux écoles. Ce pamphlet prend un tour, dans une perspective plus large, franchement acide quand il dénonce l’humanisme de façade de la culture, « atout majeur pour arguer du sacro-saint vivre ensemble, mais de préférence dans l’entre-soi ».
Quelques extraits :

« Ce qui est demandé à l’artiste rémunéré par l’entreprise culture, c’est de participer à la pacification, sous couvert d’intégration » des habitants des quartiers populaires, tenter de leur faire croire en la sollicitude et la bienveillance de l’État, convaincre cette population que leur parole, leur regard, leur pensée ont un sens et comptent. Là où le policier menace, l’artiste amadoue »

« Les grandes messes festives prescrites par l’entreprise culture (fête de la musique, gay pride, banlieues bleues, printemps des poètes, nuit des musées, Paris-plage et autres festivals, biennales, triennales…) ont pour fonction principale d’occulter la guerre sociale. Ici la fête n’a de fête que le nom, tout ce que ce mot peut contenir de débordements, de transgression et d’impertinence joyeusement critiques étant savamment bridé. On y consomme du divertissement, on se satisfait d’un bien-être esthétique à moindres frais, on s’ébat dans l’entre-soi. Appelés en renfort pour assurer un label de qualité et d’exigence à tout cela, les artistes et poètes qui répondront à l’appel seront assurés de trouver gloire et subsides. »